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La guerre permanente engendre ses propres conditions sociales, qui sont restées les mêmes à travers les âges. L’une de ces conditions est un état permanent de vigilance pour repousser l’attaque.
Une autre est le pouvoir de l’autocrate.
Cammar PILRU, Ambassadeur ixien en exil,
Traité sur la chute des gouvernements injustes.
Entre C’tair et Mirai Alechem, les plaisirs de la vie à deux ne durèrent pas. Après la projection holographique de Rhombur dans le simulacre de ciel de la cité, ils se séparèrent pour des raisons de sécurité et se trouvèrent chacun un autre refuge. Ils espéraient ainsi augmenter leurs chances de survie pour reprendre leur mission. Ils étaient convenus de se rencontrer régulièrement à la cafétéria où travaillait maintenant Mirai, mais n’échangeaient que des regards furtifs, et parfois des mots chuchotés.
Un jour, il se présenta à l’heure habituelle, et découvrit une femme au regard morne à la place de Mirai. Il prit son plateau de pâte de légumes comme d’habitude et s’assit à la table où ils se retrouvaient parfois.
Il guettait la queue, mais Mirai n’apparut pas. Il mangea tristement, en silence. Enfin, il remporta son couvert aux plongeurs et demanda :
— Où est la femme qui était ici il y a trois jours ?
— Elle est partie, lui répondit d’un ton bourru une grosse femme au visage carré. Ça vous regarde ?
— Je n’ai rien dit de mal, fit-il en s’inclinant.
Mais un garde Tleilaxu avait surpris leur bref échange et plissa les yeux tandis que C’tair s’éloignait à pas mesurés, essayant de se faire aussi discret que possible.
Il était certainement arrivé quelque chose à Mirai, mais il ne pouvait questionner personne.
Quand il vit le garde s’approcher de la grosse femme de la cafétéria, il pressa le pas pour se fondre dans la foule, plongea dans un puits jusqu’au niveau des tunnels suboïdes et s’éclipsa en courant. Il sentait déjà l’odeur du danger.
Il s’était passé quelque chose de terrible. Ils avaient dû capturer Mirai et il était maintenant seul, il ne pouvait compter sur une résistance organisée, personne ne pouvait le couvrir ni l’aider dans son combat personnel. Privé de toute ressource, quelles chances avait-il ? Était-il possible qu’il ait vécu dans des illusions durant toutes ces années de combat ?
Il avait déjà travaillé seul, il avait déjà connu la clandestinité des émotions, mais il brûlait maintenant de retrouver Mirai. Parfois, il s’était dit qu’il n’aurait jamais dû la rencontrer à cause du souci permanent qu’il se faisait pour elle. Mais durant les heures tranquilles de la nuit, seul dans son lit, il repensait aux moments d’amour qu’ils avaient partagés. Mais il ne devait jamais la revoir vivante.
Les Tleilaxu déclenchèrent une répression soudaine et impitoyable qui dépassa toutes les exactions qu’ils avaient pu commettre sur Ix. Ils exécutèrent des milliers de travailleurs sur de simples soupçons et rétablirent le règne de la terreur. Bientôt, il devint évident que les usurpateurs n’hésiteraient pas devant un génocide qui leur permettrait de faire déferler sur Ix leurs gholas, leurs Danseurs-Visages… Qui bon leur semblait.
Les derniers segments de la rébellion ixienne seraient bientôt effacés. Depuis six mois, C’tair avait été dans l’incapacité de frapper. Il n’avait réchappé d’une embuscade de Sardaukar qu’en brandissant par surprise un pistolet à aiguille. Il craignait maintenant que les Tleilaxu ne l’identifient par ses empreintes ou son code génétique.
Depuis qu’il avait réussi l’opération de projection sur le ciel de la cité souterraine, les communications avec l’extérieur avaient été de nouveau interrompues. Les messages ne passaient plus et les observateurs hors-monde n’étaient plus tolérés. Tous les équipages des vaisseaux indépendants avaient été interdits d’accès de même que les commandants de bord. Désormais, C’tair ne pouvait plus faire passer de message à Rhombur. Ix n’était plus qu’un monde-cellule obscur qui exportait ses produits technologiques pour le seul bénéfice des clients de la Compagnie des Honnêtes Ober Marchands.
Coupé encore une fois de l’univers, il ne pouvait plus se trouver d’alliés, ni dérober le matériel qui lui était nécessaire. Il n’y avait plus dans sa nouvelle tanière que quelques composants qu’il pourrait utiliser une ou deux fois sur son transmetteur togo. Il allait lancer un dernier appel désespéré à son frère Navigateur. Il avait besoin de son aide.
Il voulait au moins que quelqu’un sache ce qui se passait sur Ix. Comme jadis. Il devait émettre son message et trouver quelqu’un qui l’entende. En dépit de son enthousiasme, Rhombur n’en avait pas fait assez. Et D’murr, avec ses talents étranges de Navigateur, pourrait sans doute localiser le Comte Dominic Vernius d’Ix, depuis si longtemps disparu.
Ses vêtements puaient la sueur et la graisse de machine. Et il n’avait pas pris un repas décent depuis longtemps. Pas plus qu’il ne s’était vraiment reposé. Il se blottit dans le fond d’un container blindé rempli de caisses de chronomètres ixiens qui pouvaient donner l’heure des dizaines de milliers de mondes de l’Imperium. Ils avaient été expédiés pour revérification et attendaient depuis sous la poussière. Les Tleilaxu méprisaient les jouets technologiques frivoles.
Sous la clarté terne d’un mini-brilleur, il entreprit de rassembler les composants de son transmetteur rogo. Il se sentait glacé, non pas parce qu’il redoutait d’être repéré par les Tleilaxu, mais parce que le rogo risquait de ne plus fonctionner. Il ne l’avait pas utilisé depuis un an et il arrivait à bout de son dernier jeu de tiges de cristaux de silice.
Il les introduisit dans les trous de connexion en essuyant une goutte de sueur sous ses boucles. Le vieux transmetteur avait été réparé plusieurs fois déjà et à chaque fois les circuits que C’tair avait bricolés s’usaient un peu plus. Et se brouillaient comme ses idées.
Dans leur jeunesse, D’murr et lui avaient eu des rapports parfaits de jumeaux : ils achevaient la phrase de l’autre, ils savaient où regardait l’autre et souvent ce qu’il pensait. Parfois, il leur était arrivé de se dire que cette empathie était trop forte et devenait insupportable.
Et puis, D’murr était devenu Navigateur, et ils avaient été séparés par les golfes de l’espace autant que par ceux de l’esprit. C’tair avait lutté pour maintenir un lien fragile entre eux par le rogo : le transmetteur n’avait pas son équivalent dans l’univers et il pouvait leur permettre d’entrer en contact spirituellement. Mais au fil des années, les défaillances s’étaient accélérées et la machine miraculeuse était sur le point de succomber… tout comme C’tair.
Il mit la dernière tige en place et activa l’appareil. Il espérait que les parois du container le protégeraient des scanners Tleilaxu.
Le Commandeur Garon et ses Sardaukar devaient le chercher dans toute la cité, comme tous les autres rebelles. Ils se rapprochaient d’instant en instant.
Il enduisit les contacts de gel avant de les coller sur ses tempes. Et il chercha le contact avec D’murr dans le schéma mental qui leur avait autrefois permis de communiquer et de se fondre l’un dans l’autre. Ils étaient nés jumeaux, mais D’murr, en devenant Navigateur avait été transformé à un degré tel qu’ils ne se ressemblaient plus du tout, comme s’ils appartenaient à deux espèces différentes.
Il sentit un attouchement au tréfonds de sa conscience. Un sentiment d’identification flou et lent.
— D’murr, il faut que tu m’écoutes. Tu dois entendre ce que j’ai à te dire.
Au centre de ses pensées, une image se formait : celle de son frère. Il retrouvait ses grands yeux, ses cheveux noirs, son nez retroussé et son sourire gentil. Tel qu’il l’avait connu au temps du Grand Palais d’Ix, lorsqu’ils flirtaient avec Kailea Vernius.
Mais, derrière cette image familière et tendre, il entrevit un autre frère : un être difforme, une projection tordue de son frère, avec un crâne hypertrophié et des membres réduits à l’état de moignons. Un être différent qui évoluait comme un batracien dans une cuve de Mélange. Il revint au premier plan, à l’image de son frère jumeau encore humain, qu’il fût réel ou non.
— D’murr, il se pourrait que nous nous parlions pour la dernière fois.
Il brûlait de lui demander des nouvelles de l’Imperium, de leur père exilé sur Kaitain. Il s’était dit que l’Ambassadeur pourrait peut-être leur apporter un soutien, des renforts, mais après toutes ces années, sa cause était pathétique, et sans doute déjà perdue.
Il n’avait pas le temps de bavarder. Il devait lui faire connaître la situation dramatique des Ixiens. D’murrr, au travers des connexions de la Guilde, était son dernier lien ténu avec le cosmos.
Il décrivit frénétiquement les exactions des Tleilaxu, les horreurs commises par les fanatiques et les Sardaukar.
— Tu dois m’aider, D’murr. Trouve quelqu’un qui puisse plaider notre cause devant le Landsraad. Essaie de localiser Dominic Vernius : il est sans doute la seule chance qui nous reste. Si tu te souviens de moi, si tu te souviens de ta famille et de tes amis – de tous les tiens, alors aide-nous. Tu es notre dernier et unique espoir.
Son esprit était très loin, quelque part entre les sentiers multiples de l’espace plissé. Mais ses yeux, dans la réalité de son refuge, virent la fumée qui montait du transmetteur rogo. Les tiges de silicium vibraient et craquaient.
— Je t’en prie, D’murr !
Quelques secondes plus tard, les tiges éclatèrent dans un jaillissement d’étincelles et C’tair arracha les connexions de ses tempes.
Il plaqua la main sur sa bouche pour étouffer un cri de douleur. Les larmes lui vinrent aux yeux. Il palpa son nez et ses oreilles et sentit le sang gluant de ses sinus. Un sanglot le secoua et il se mordit cruellement les phalanges, mais la souffrance ne reflua qu’après un temps.
Plus tard, il essuya le sang de son visage tout en regardant le transmetteur calciné. Il se redressa et attendit que les élancements de souffrance s’éteignent dans son crâne. Il avait perdu le rogo mais il souriait : il était certain d’avoir réussi à faire passer son message, cette fois. L’avenir d’Ix dépendait maintenant de ce que D’murr allait faire de ses informations.